mercredi 11 février 2015

Ego

Elle avait perdu sa voix. Ce n'était pas temporaire. Et c'était inexplicable.

Tout était bien là. Elle avait épuisé tous les recours, tous les spécialistes, ses cordes vocales n'avaient subi aucun dommage. Ce n'était pas comme si un cancer les avaient rongées, non. L'angoisse était telle qu'elle ne pouvait profiter de cette délicieuse ironie: tous ses efforts pour ne pas trop boire, ne pas trop fumer, ne pas sombrer dans le cliché cynique de la rock star nihiliste, tout cela n'avait servi à... que dalle. Sa voix avait foutu le camp par la porte dérobée de son subconscient, ou avait été emportée par une putain de fée hystérique, peu importe le résultat était là. Plus de concert. Plus d'album. Même pleurer ne la libérait plus. Le silence ne donne pas de répit, quand il s'installe, c'est pour de bon.




- Tu te souviens comment on a atterri ici ?
- Non. Je ne prends pas de note chaque fois que j'arrive à un carrefour.
- Si tu pouvais éviter de jouer les procureurs de la république aujourd'hui...
- Je peux. Tu peux lâcher ta guitare une minute ?
- Je peux. Tu peux arrêter de jouer avec ton café une minute ?





Elle s’engouffre dans son trench-coat, puis dans sa voiture, puis dans la ruelle. Et c’est fou comme elle se sent mieux, confortablement entourée de concret, de mécaniques perfectionnées et rassurantes. L’ère moderne a beau nous avoir rendu mous, faibles, arraché nos instincts et protégé de nos peurs ancestrales au prix de la peau de bête dont nous étions couverts ; Putain ! C’est quand même le pied de conduire une décapotable par beau temps. Le centre ville fourmille paisiblement, un ronronnement citadin caresse les murs de briques rouges et résonne dans un ciel calme. Il y a des bastions de nature bordés de bitume, des petits jardins au gazon d’un vert insolent, agrippés au devant des maisonnettes individuelles. Certains pubs ouvrent tout juste, des portes entrebâillées toussent la poussière qu’on balaye à l’intérieur. Tout en conduisant elle se dit qu’elle aime bien cette ville, mais qu’elle ne prend pas assez le temps de la regarder. Elle se sent audacieuse aujourd’hui… Tiens ! Un jour elle marchera dans Leeds ! Ça… Ça ce serait audacieux ! Il faudrait juste qu’elle trouve quelqu’un pour l’accompagner.

Marcher seul c’est chiant.

Une vague sensation de tendresse remonte du fond d'un souvenir lumineux. Elle aimait marcher avec lui, il ne lui laissait pas le temps de s'ennuyer, et quand il attendait qu'elle ait finit de parler, ce n'était pas seulement dans le but de prendre la parole. Alors qu'en d'autres occasions il occupait l'espace avec une aisance effrontée, près d'elle, il arrangeait les frontières, son territoire ne rétrécissait pas, il se multipliait par deux. Trois rues plus tard, ses envies de marcher dans Leeds ont disparu. Il ne marchera plus avec elle. Il ne prendra plus le temps de l'écouter. Son territoire s'est égaré quelque part dans le fond du Mississipi. Cinq rues plus tard la seule envie qui lui reste est de rentrer se coucher dans son lit de chagrin.  Avant d’aller se perdre dans la cambrousse, où se trouve le studio d’enregistrement, elle doit passer par plusieurs grands axes. Les feux rouges s’enchaînent et chaque pause est un calvaire. Quand on a le cœur en morceau chaque temps mort devient un piège. Chaque silence est un coupe-gorge où vous attend, patiemment tapie dans le fond de votre crâne, la part d’ombre qui vous grignote de l’intérieur et vous rappelle à son bon souvenir en vous ressassant les mauvais. Le seul moyen pour l’oublier c’est bouger, courir, fuir si nécessaire. Mais dans l’instant il n’y a rien à faire pour lui échapper… Troisième feu rouge. Les fissures commencent à devenir des gouffres et à la surface son visage laisse entrevoir l'orage qui couve. Elle se mord nerveusement les commissures des lèvres et tapote sur son volant. Elle a, lorsque les larmes montent, les yeux levés aux ciel, écarquillés, et le menton légèrement relevé, mouvement étrange et inconscient, comme si l’on pouvait faire refluer cette triste marée. Raté, ça coule sur les côtés. Feu vert de soulagement.
Elle roule vite. Un peu plus vite. Un peu trop vite… elle esquive un piéton, grille un feu rouge, double un cycliste, embardée à droite, camion en face, revient à gauche, serre, serre encore, des crampes dans les mains… D’un coup elle freine.


La décapotable chante sur l’asphalte – un très joli Sol majeur grinçant - et arrache les passants à leur promenade engourdie. Quelques regards réprobateurs ponctués de marmonnements plus tard, tous se détournent de la scène. Elle relâche progressivement la tension qui bloque tout son corps, arcbouté entre le fauteuil et la pédale de frein. Les yeux rivés sur le rétroviseur, le souffle court. Elle fixe la devanture d’une boutique quelques mètres derrière. Un revendeur de guitares. Et à l’intérieur elle a vu… Un coup de klaxon s’empresse de lui rappeler que, non contente d’avoir freiné sans aucune raison valable au milieu de la voie, elle n’a pas non plus pris la peine de vérifier qu’un autre véhicule ne la suive d’un peu trop près. Un peu honteuse elle ricane et se mord la lèvre inférieure pour calmer un début de rire nerveux. Il aurait été innaproprié pour une jeune fille de bonne famille de finir allongée sur le capot de sa MG ; ou plutôt allongée sur le bitume, après avoir traversé le pare-brise la tête la première. Elle se dit que se mordre pour contenir ses émotions va finir par devenir un tic dangereux pour son intégrité physique, et le rire qui la secoue finit de dévérouiller ses doigts du volant.

Quelques secondes à peine et la voilà en train de remonter le trottoir en direction de la boutique. Il y a des journées, vous savez, ces journées où vous êtes en retard par rapport à votre emploi du temps, mais vous vous efforcez de l’être encore plus  - consciemment ou inconsciemment - en mettant vous-même des obstacles sur votre propre route ? Et bien pour Liz c’est aujourd'hui. Au centre du petit présentoir qui prend la poussière par endroits, il y a la reine du bal, une Telecaster qui jette des reflets chromés comme une star ses médiators à la fin d’un concert – je suis trop belle pour vous, mais prenez donc un petit souvenir avant de renter seuls chez vous – à ce stade là ce n’est même plus une invitation, pour Liz, c’est une provocation en duel. Dix minutes plus tard elle ressort de la boutique, un petit sourire crâneur aux lèvres, dans sa main droite la petite guimbarde impertinente fait moins la maline dans son étui. Elle sait pertinemment que tout ça c’est du vent, cette guitare c’est juste une diversion, un leurre pour tromper l’Ennemi. Ça n’est pas Excalibur c’est vrai. Ce n’est pas avec ça qu’elle ira défendre la Grande-Bretagne… Mais c’est déjà mieux que de rester assise dans sa voiture, garée en double file, à pleurer sur son volant et sur son sort.

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