samedi 28 novembre 2015

Bien plus que cent trente.

S'ils ne peuvent plus rire
S'ils ne peuvent chanter
S'ils rêvent encor de fuir
L'asphodèle, son pré

Et le vert de ses pentes
Tandis que nous perchés
Serrés dans la tourmente
Nous restons seuls hantés

Et le messager saoul
D'un sourire d'été
Balbutie, égaré
Lèvres de vin sans goût

Doigts croisés et mains jointes
Hiver, viendras-tu ?
Les aiguilles en pointes
Demande Hermès, perdu

Je reste seul hanté
Tandis que tous perchés
Hurlants dans la tourmente
L'Érèbe où je patiente

Résonne de leurs voix
Et ne me laisse pas
D'autre choix que d'écrire
Nous ne pouvons mourir.

Non.
Nous ne mourrons pas.

mercredi 20 mai 2015

INK

Edgar Stewardson rentra pour la dernière fois dans la Bibliothèque du Phoenix en Novembre 2015.

Plus personne ne les revit après cela, ni lui, ni la bibliothèque.


Il l'avait rencontrée pour la première fois en juin 1995, à Londres. Il avait alors 49 ans et, pour le restant de ses jours, il garderai le souvenir de cette immense porte noire. Une porte qui ne ressemblait à aucune autre et qui l'avait conduit vers tout ce qu'il avait toujours désiré.




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11 Octobre 2015.



Edgar avait passé une sale journée. Il avait échoué, complètement échoué. Il avait perdu la bibliothèque, le seul endroit au monde dans lequel il se sentait vraiment chez lui. Dans la confusion qui avait suivit il avait perdu sa voiture. Mais pire que tout il avait perdu Chloé... et dans quelques instants - même si cela lui était à présent complètement égal - il allait perdre tout ce qui faisait de lui un homme respectable. "Un homme bien". Mais pourquoi se battre pour être un homme bien ? Pourquoi respecter l'ordre et la morale quand ces deux choses vous retirent l'essence même de ce que vous êtes ?


Un petit sac plastique transparent glissa sur la table. À l'intérieur 
une agrafeuse inoffensive mordait dans le vide. Au bout d'une cordelette blanche, une belle étiquette annonçait clairement d'une écriture sévère : "Pièce à conviction N°2" 

— Vous reconnaissez cet objet Mr. Stewardson ?


Elle était entièrement couverte de tâches irrégulières et brillantes. S'il s'était penché un peu plus en avant il aurait vu quelques cheveux bruns collés ça et là. Mais il n'avait pas besoin de se pencher, il n'avait pas besoin de regarder de plus près. Evidemment qu'il reconnaissait cet objet, il l'avait spécifiquement choisi. Il aurait pu prendre un des nombreux stylo-billes, ou le presse-papier sphérique en marbre, ou bien encore...


— Mr. Stewardson ? 

Les lèvres pincées, le buste en retrait, il gardait ses distances. La gueule chromée de l'agrafeuse jetait des reflets inquiétant. Sa main glissa rêveusement sur sa bouche. Quatre jours de barbe crépitèrent sous ses doigts. Très loin, en dessous du flot de pensées absurdes qui le traversait, quelque chose bougea imperceptiblement. Comme un monolithe recouvert de vase. A la surface, la seule chose qu'il réussit à matérialiser dans son esprit était que, après tout, la couleur noire était très appropriée. Surtout pour une agrafeuse. Si elle avait été jaune - ou pire blanche ! - tout ce sang lui aurait collé la nausée. Un autre sachet transparent glissa sur la table. Celui-ci renfermait un dépliant en papier glacé du musée "Victoria and Albert".

De l'autre côté de la table, dans l'ombre, il y eut une courte inspiration puis un long soupir. Un soupir qui jouait avec les pièces du puzzle sans trop savoir comment les assembler. 


— Donc vous lui avez agrafé ça sur la tête. À plusieurs reprises. C'était avant ou après avoir essayé de l'étrangler et à moitié assommé avec... quoi déjà ? Une encyclopédie ?

— Non, grogna Edgar, un dictionnaire raisonné des sciences.
— Un gros livre donc.

Edgar regarda le policier avec l'air le moins condescendant possible.


— Oui... un... un très gros livre.

— Vous savez qu'on a eu un mal fou à convaincre le doyen de nous laisser l'embarquer votre bouquin là ? C'est à peine si mes gars ne l'ont pas coffré lui aussi pour entrave...  bec et ongles le vieux qu'il le défendait. 
— C'est un livre inestimable monsieur l'agent...
— Commissaire, corrigea-t-il comme on reprendrait un enfant qui se trompe.
— Pardon... commissaire. Il faut le comprendre, il ne faisait que son travail, plaida Edgar.
— Tout ça pour du papier... Oh ! Ne faites pas cette tête ! Moi aussi, les livres, j'aime bien ! Et puis j'ai vu des gens se faire tuer pour moins que ça. Tiens un jour dans l'Essex un mari a zigouillé sa femme parce qu'elle ne lui avait pas acheté la bonne marque de dentifrice... la malheureuse. Vous auriez vu ça, à coups de truelle qu'il l'a arrangée. Pas beau à voir.  Allez expliquer ça aux gosses. Vous avez des enfants Mr Stewardson ? Non, bien sur non, vous n'en avez pas. Quand je pense que les miens n'ont même pas lu Harry Potter ! Le jour où je les verrai se coller des gnons à coups d'agrafeuse pour un bouquin... je serai presque soulagé tiens. Tout ce qui les intéresse maintenant c'est les jeux vidéos, les réseaux sociaux... les smartphones, tenez regardez ça. Même au boulot ils m'en ont donné un !

Le commissaire agita un téléphone portable flambant neuf, même les reflets métalliques de l'agrafeuse ne pouvaient pas rivaliser. Edgar, pragmatique, se fit la réflexion qu'utiliser un portable pour enfoncer le dépliant du musée dans le crâne de l'assistant bibliothécaire eût été bien moins efficace. "Tiens ! Un smartphone qui fait agrafeuse, se dit-il en suivant du regard la surface imitation marbre de la table, ça ce serait une idée !"  Puis il ferma les yeux et secoua légèrement la tête en espérant que son esprit arrête de s'égarer.


— Bien, Mr. Stewardson, reprit le commissaire, je vais vous parler honnêtement, vous êtes dans de sales draps. On a de multiples témoins qui vous ont vu rentrer dans la bibliothèque du musée. Et au moins deux de plus qui étaient au premier rang à votre petit numéro de fakir de la papeterie. 


Visiblement satisfait de sa blague potache le commissaire se carra au fond de son siège et annonça :


—  Je vous explique comment ça va se passer. Vous avouez les faits, vous faîtes le dos rond, vous plaidez coupable. Comme vous n'avez aucun précédent, vous vous en tirez bien. Tentative d'homicide... bon, disons crime passionnel ? Pour l'amour d'un livre ! Le jury sera très ému. Vous faites un peu de sursis, quelques rendez vous chez un psychiatre où vous pourrez chialer gratuitement en parlant de votre complexe d'oedipe. Dans quelques mois tout le monde aura oublié, même moi.


Le commissaire désigna un petit point rouge lumineux dans le coin obscur à sa droite :

— C'est quand vous voulez, prenez votre temps. On enregistre.   

Edgar se recroquevilla, chiffonnant ses mains menottées entre ses jambes. Un néon faiblard donnait tout ce qu'il pouvait de lumière. Les murs autour semblaient trembler timidement dans la pénombre. Il pensa à Chloé... où pouvait-elle être ? Combien de temps restait-il ? Il s'éclaircit la gorge et se redressa en angle bien droit sur son siège. Pour la première fois son regard vert gris se planta fermement dans les pupilles noires du représentant de la loi.  


— Ecoutez commissaire, énonça-t-il lentement, puisqu'on en est arrivé au stade des confidences et des anecdotes, je vais vous raconter une histoire moi aussi. 


Il marqua une courte pause et son regard sembla chercher quelque chose dans la pièce. Toujours lentement.


— Lorsque j'étais enfant mes parents m'asseyaient toujours dans le chariot. Ils faisaient les courses, et moi, chaque fois qu'ils tournaient la tête, je faisais tomber quelque chose à l'intérieur du chariot. Tout ce qui me passait sous la main à vrai dire. Ça exaspérait mon père. Ma mère c'était la douceur incarnée, mais mon père, lui, c'était l'autorité. Vous connaissez ça, l'autorité, hein commissaire ?


Il avait prononcé ce dernier mot avec un rictus tranchant. De l'autre coté de la table le fonctionnaire s'était affaissé de façon inquiétante. Sa chemise gémissait entre les boutons de son ventre, pas loin de craquer. 


Edgar reprit toujours en détachant bien les mots, comme s'il voulait les insérer dans le crâne de l'autre :

— Au bout d'un certain temps la diplomatie approximative de mon père avait fini par me faire renoncer à mes penchants cleptomanes. Mais figurez-vous qu'un jour un paquet de bonbons est tombé du rayon directement dans le chariot. Comme ça. Sans que je ne fasse rien du tout. Mon père a cru que c'était moi. Et à l'époque je ne savais pas très bien parler. J'ai donc pris la plus belle trempe de ma courte vie. Ce jour là j'ai appris que même les innocents prennent des coups.

Le commissaire souffla un petit rire par le nez et lança :

— Non, ce jour là vous avez apprit ce qu'est un châtiment injuste, Edgar...
— Oh le châtiment ce n'est pas la main qui vous frappe, commissaire. Le châtiment vient avant, c'est ce qui tombe dans votre chariot : c'est le hasard. Et si vous n'êtes pas capable de faire face au hasard, alors vous passerez votre vie à vous terrer dans le noir... en tremblant... en espérant que rien ne vous tombe jamais sur la gueule. C'est ce que vous faîtes toutes les nuits, commissaire. Quand vous rentrez chez vous en espérant que rien de grave ne se passe, quand vous croisez les doigts en priant un dieu auquel vous ne croyez pas : "Pourvu que rien ne m'arrive !". Mais aujourd'hui nous voilà ici, tous les deux, quelque chose que vous ne pouvez plus contrôler vient de se mettre en mouvement. Aujourd'hui commissaire, je viens de tomber dans votre chariot. 

Edgar se pencha de quelques centimètres à peine et ce simple mouvement déclencha un réflexe de vieux flic, le commissaire se redressa, sa main téléguidée avança vers son holster mais s'arrêta net- "Qu'est-ce que tu veux faire les mains menottées grand malin ?". Les yeux rivés au fond d'un puits à l'eau verte et grise il entendit susurrer quelque part dans la pièce :


— Est-ce que vous êtes prêt à prendre des coups ?


La porte claqua bruyamment derrière lui. Dans un spasme ridicule le commissaire avala autant d'air que sa chemise lui permit, il tomba presque de sa chaise. 


Edgar souriait. 



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C'est le 8 juin 1995 qu'il avait donc rencontré le Phoenix.

Edgar s'était rué hors de son bureau vers le jour encore frais. Il avait sur le visage le sourire satisfait d'un explorateur qui arrive sur la plage d'une terra icognita. Il ne souriait pas souvent mais ce jour là c'était mercredi. Et le mercredi était synonyme de lecture au parc. Ses yeux brillaient sous le pli de son chapeau.

— Bon après midi, Mr Stewardson ! lança le commis de cuisine du restaurant.

— Mmmprès'midi, avait maugréé Edgar.

Impressionné d'avoir obtenu pour une fois une réponse intelligible, le jeune apprenti était resté planté là un moment, souriant, les doigts croisés au sommet de son balai. Il observa le chapeau gris filer comme un aileron de requin à travers la foule. En fait, non, ce n’était pas un requin. À bien y réfléchir Edgar c'était plutôt un grand, un très grand brise-glace. Un antique brise-glace coiffé d'un Trilby et qui ignorait ce qui se passe sous sa ligne de flottaison : Le vacarme compact des icebergs qui s'entrechoquaient autour de lui ; le reflux des avions dans le ciel clair ; la voix d'un chanteur de rue. Tout cela n'était qu'un flot diffus d'informations. Rien d'important donc, puisque son monde à lui se trouvait en dessous de la surface visible, en dessous du costume en tweed gris. Plus loin sous l'ovale de son chapeau, à l'intérieur de son crâne et caché derrière son visage fin, derrière le rideau gris piqué d'échardes vertes de ses yeux ; les quatre-vingt-dix pour cent de sa vie s'y déroulaient. 


Edgar à ce moment précis ne voyait rien d'autre que Hyde Park. Du calme et de la verdure dans un coin isolé. Toute son attention était focalisée sur ce but. Le bruit de la ville n'était qu'un ronronnement paisible. Même la fumée bleuâtre du gasoil, son odeur tenace et doucereuse, tout disparaissait. Quand une sirène hurlait un peu trop fort et le ramenait sur le rivage, la réalité lui sautait aux yeux. Les panneaux publicitaires l'exhortaient vainement à coups de "Mange moi !", "Bois moi !", "Sois beau !", "Sois différent ! Mais fais comme tout le monde !".

Il oscillait un instant comme pris d'un vertige, puis replongeait dans son étrange méditation


"Patience" disait une petite voix à l'arrière de son crâne.


Dans l'espace intime entre son bras et son torse, il berçait trois livres : un roman d'horreur à la couverture noire et fine en format de poche, une fiction historique soigneusement drapée dans un cuir bleu et un petit manuel contenant quelques clichés des plus prestigieuses Ford Mustang. Lovées contre lui, les tranches des couvertures creusaient son flanc et l'intérieur de son coude. Les histoires inexplorées bruissaient en secret.


Et puis, enfin ! Au détour d'une énième muraille de briques rouges :  Hyde Park !


Il ne lui fallut que quelques secondes pour décider d'un chemin bien précis, il le connaissait déjà par cœur. Au bout de la route il trouva un banc en bois sombre couvert d'un verni mat, un châtaigner immense aux feuilles placides dans la brise de juin, des fleurs de soleil sur le sol vert.


Il posa son chapeau sur le coin du dossier, inspecta le siège et s'installa confortablement. Il ouvrit le le  Il ne leva pas la tête une seule seconde. Il ne vit pas défiler devant lui celle qui était selon les jardiniers du parc "la plus belle fille du quartier", il ne vit pas ce but magnifique inscrit dans les arrêts de jeu ; la balle frôlant le poteau droit constitué d'un simple sac à dos rouge et noir ; il n'entendit pas les cris de joie des vainqueurs, pas plus qu'il ne vit ces deux parents en venir presque aux mains, pour mettre fin à ce que leurs enfants avaient visiblement commencé. Et il ne vit pas non plus, à une vingtaine de mètres derrière lui, cet homme assis sur un autre banc et qui jetait de temps en temps un coup d’œil dans sa direction. Il était environ sept heures trente quand la lumière commença à se faire discrète. Il se leva alors d'un seul mouvement souple. Sans s'aider de ses mains. Il remit son chapeau et le moteur en marche, en avant toute.

Comme tout gentleman qui se respecte, Edgar avait tout un tas d'habitudes. De bonnes habitudes : prendre les mêmes routes, aller dans les mêmes cafés aux heures creuses - pour des moments de lecture volés en douce - commander toujours le même whisky, aller dans les mêmes restaurants où les serveurs n'étaient ni exagérément affables, ni incompétents, ce que son échelle de valeurs rendait extrêmement dur à trouver. Il quitta donc le parc à grandes enjambées, comme de coutume, par la sortie sud pour rallier Knightsbridge. Il allait y prendre, comme tous les jours, le bus qui le conduirai chez lui plus à l'ouest. 

Mais rien ne se passa comme prévu. Parfois l'univers vous colle des bâtons dans les roues et peu importe la force avec laquelle vous vous débattez, rien ne semble pouvoir freiner votre chute. Quand il repenserai dans ses vieux jours au moment où tout avait basculé, il dirai très clairement : "C'était ce satané bus !".

Lorsqu'il arriva à Knightsbridge il n'en trouva pas un seul ralliant le quartier de Portland Road. La route de Kensington toute entière avait été bloquée pour un quelconque défilé annuel sans aucun intérêt. Les doigts crispés sur ses livres il maugréait en lui même. Comment avait-il pu se laisser piéger de la sorte, lui qui était si prévoyant ?

Évidemment la pluie s'était mise à grésiller sur le toit des voitures. Évidemment il n'avait pas de pris de parapluie.


Il se mit à regretter amèrement d'avoir choisi de marcher au lieu de conduire ce matin. En redressant le col de son veston il pensa à sa petite Spitfire verte bouteille qui dormait sagement, au sec, dans un garage de l'autre coté de la ville. Qu'est-ce qu'il n'aurait pas donné pour profiter du joli cliquetis métallique depuis l'intérieur confortable de sa propre voiture. Au bout de plusieurs minutes d'errance sous une pluie pénétrante il finit par trouver un bus bondé qui allait dans la bonne direction.


La mâchoire verrouillée, agrippé à l'un de ses livres, il s'efforça de s'évader, coincé entre une poussette et le sac à dos d'un touriste allemand. Un sac énorme recouvert d'autocollants bariolés. C'était de loin le sac à dos le plus imposant et le plus offensant visuellement qu'il lui avait été donné de voir. Au nom du ciel ! Comment pouvait-on oser porter un sac à dos pareil !?


Sa lecture silencieuse finit par éteindre complètement le monde autour de lui et il ne releva la tête que lorsque le sac multicolore et multilingue s'extirpa du bus, emmenant avec lui la moitié des gens qui étaient sur son passage. Et là, Edgar sentit poindre un malaise inhabituel. Il frotta nerveusement la buée sur la fenêtre. C'était bien ça, il avait dépassé son arrêt de plusieurs stations. Un frisson de lassitude grouilla dans son estomac vide. Exaspéré il finit par décider de rentrer à pied sous le grain qui faiblissait de loin en loin.

Il descendit à l'arrêt suivant dans une zone résidentielle déserte et s'élança d'un pas rageur sous la pluie... et s'arrêta net. Son esprit avait perçu quelque chose, avant même que ses yeux ne le traduise réellement. Il recula de deux pas et la vapeur de son souffle dessina des volutes frileuses. Sous l'abri du bus, déposé sur un banc d'aluminium usé, sous la lumière poisseuse d'un néon sale, reposait paisiblement un livre à la couverture rouge.

Edgar savait reconnaître un beau livre.

Et ce livre était d'une beauté toute particulière. A la simple vue de sa couverture il savait que le contenu était précieux. Que l'histoire était profonde. Que le temps qu'il prendrait pour le lire ne serait jamais compté sur le visage des horloges.

Il resta un instant sans bouger, pendant que les phares du bus à impériales s'en allèrent éclabousser plus loin les petites maisons blotties les unes contre les autres. Il saisit le livre et ses lèvres s'entrouvrirent pour laisser glisser un très approprié « Mon dieu » comme s'il venait d'avouer sa foi à quelque pages enserrées dans un cuir maroquin vieux de plusieurs centaines d'années. Car c'était exactement ce dont il était question. Ce qu'il tenait dans ses mains fébriles était un exemplaire d'Alice aux pays des Merveilles datant de 1865. Pas la soit disant version originale de 1866, non. La véritable première édition. Celle que l'auteur, Lewis Caroll, et l'illustrateur, John Tenniel, avaient fait rééditer un an plus tard car il n'étaient pas satisfait de la qualité de l'impression de cette version.

Ce bouquin était absolument inestimable et n'avait strictement rien à faire sur un banc, sous un abri bus, en pleine nuit, sous la pluie !

BON SANG ! LA PLUIE ! Edgar saisit le livre et le couvrit immédiatement sous un pan de son veston noir où il rejoignit les trois autres qui s'y étaient déjà réfugiés. Puis il réalisa que le propriétaire était peut être encore dans le coin. Un tour à gauche, un tour à droite. Rien. Pas un chat.

La ville respirait faiblement au rythme des voitures sur les routes détrempées.

Si quelqu'un avait oublié ce livre ici, il méritait de mourir dans d'atroces souffrances se dit-il. On n'abandonne pas la plus belle fille du bal au milieu de la nuit sous un abri bus sordide ! C'était intolérable. Peu importe qui...
...Ses pensées se heurtèrent à une habitude. La sienne c'était d'écrire son nom à l'envers de la couverture, ainsi que son adresse. Cette précaution s'était toujours avérée inutile mais il l'avait néanmoins conservé cette manie. Il sortit rapidement le livre de son veston puis l'inspecta de long en large, intérieur de la couverture, extérieur, plis cachés, rien. Mais alors qu'il ouvrait le livre, une carte apparût, comme une sorte de petit carré blanc sortit comme de nulle part pour donner un début d'indice. Il remit le livre à l'abri sous son veston et inspecta la carte.

Il était écrit en belles lettres gothiques:

"Emprunté à la Bibliothèque du Phoenix"

Puis plus loin.

"Les mots que l'on saisit ne sont jamais rendus à la futilité du temps qui passe"

Cette deuxième phrase le laissa songeur un instant. A l'arrière de la petite carte apparaissait une adresse : 161 Lancaster Road. Cette carte d'emprunt ressemblait plus à une carte d'invitation qu'autre chose... 

Il n'y avait pas la date de l'emprunt, ni le nom de l'emprunteur. Bon dieu il n'y avait même pas d'espace réservé pour y écrire quoi que ce soit d'autre. Il se figura un instant une espèce de magasin fantasque spécialisé dans des livres anciens. Un endroit sans doute fréquenté uniquement par de riches bourgeois, tenu par une succube aux cheveux noirs serpentant sur un décolleté aérien.


"Oh ramenez le quand vous voudrez, vous êtes un habitué de la maison" leur disait-elle sans doute en  glissant cette petite carte subtilement dans leur poche de coeur, les yeux dans les yeux elle ajoutait en susurrant "Nous vous faisons... entièrement confiance"


Edgar secoua la tête, un rire gêné suspendu à ses lèvres fines. 

— C'est ridicule, sans doute une blague, marmonna-t-il.

Cette adresse, Lancaster Road... tout cela n'avait absolument aucun sens. C'était à deux pas d'ici. Et il savait pertinemment qu'il n'y avait aucune bibliothèque à cet endroit. Edgar connaissait quasiment par coeur toutes les principales bibliothèques de la ville. Aucune bibliothèque de Londres ne portait le titre pompeux de Phoenix. Aucune bibliothèque au monde ne louait des livres anciens dont le prix avoisinait facilement dix milles livres sterling. Aucune personne sensée ne pourrait croire un seul instant que cela existait. Il se mit à frissonner. Depuis quand les pluies de juin était-elles si froides ?

Lancaster Road... c'était à deux pas d'ici.

Même si la carte de visite était fausse, un minuscule détour, il en aurai le coeur net. Il ne pouvait pas laisser ce livre à la merci de la pluie. Ses doigts se serrèrent plus fort sur la couverture en cuir pour s'assurer qu'il ne le laisserait pas tomber. Ou peut être sans se l'avouer, pour s'assurer qu'il n'était pas en train de rêver. Alors il se mit en route avec la certitude qu'une fois sur place, il ne trouverai rien de plus qu'une série de petites maisons blanches sagement alignées.

Et pourtant la Bibliothèque du Phoenix était bien là.



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[Passage à réécrire]


Edgar était né précoce et en bonne santé. Oui, il était toujours comme ça Edgar... un peu trop pressé de connaître la vie. Rien ne venait assez tôt vers lui.


Il marchait à six mois, savait presque lire à quatre ans, se brûlait parfois quand le porridge était trop chaud et avait toujours, toujours une question sur le bout des lèvres. Dans les feuilles glacées aux couleurs vives des livres d'enfant, ses doigts parcouraient les lettres noires. Et il posait toutes sortes de questions. "Comment ils tiennent là haut, les nuages ?", "Comment ils font les poissons, pour respirer dans l'eau ?", "Comment ça marche, le vent ?", "Pourquoi est-ce qu'on rêve ?", "Si je prie assez fort est-ce que grand-père m'entendra ?"


Dans la rue les enseignes des magasins étaient des jeux de pistes, les panneaux de signalisation des énigmes à déchiffrer. Les lettres s'assemblaient comme des silhouettes silencieuses, puis prenaient vie dans son esprit, de plus en plus vite.


"Pourquoi le monsieur il a pas de maison ?"


"C'est quoi une prostituée ?"


Parfois on ne répondait pas à ses questions.

Edgar était le fils d'un armateur américain et d'une auteure de livres pour enfants islandaise. Après sa naissance, Mrs Stewardson avait souffert d'une longue maladie au terme de laquelle les médecins avaient platement annoncé qu'elle n'aurait jamais d'autre enfant. Les époux Stewardson avaient donc entouré Edgar de toute leur attention, inscrit aux meilleures écoles, lycées, universités. Leur fils unique était devenu le joyau de leur vie. Poli et brillant dans ses études il avait parcouru sa jeunesse comme une flèche traverse l'espace vide entre l'arc et son but: Vite et sans faire d'autre bruit que la joyeuse chanson du bois qui s'écarte en acceptant la présence soudaine du métal froid.

La seule période compliquée de son enfance fut l'école primaire. Un jour l'institutrice lui demanda de lire un texte. Il regarda la page quelques secondes. Puis il coucha le livre sur le bureau devant lui pages contre terre et se mit à réciter. La grande chouette aux lunettes d'écailles le tança et lui fit remarquer qu'il était malpoli de se donner des airs plus intelligents que ses autres camarades.

— Depuis quand as-tu appris ce texte ? Persifla la vieille ébouriffée.
— Madame je l'ai lu là ! Juste là... répondit simplement Edgar.
— Menteur ! Tu l'avais appris par cœur ! dit-t-elle d'une voix aigrelette, il n'y a pas de place pour les petits menteurs arrogants dans ma classe, prenez la porte Stewardson !
— Je mens pas ! J'mens pas madame ! Je l'ai lu maintenant ! Protesta-t-il avec toute la véhémence que son petit uniforme et sa voix alors fluette lui accordait.
— Assez ! Assez ! Hooors de ma classe tout de suiiiiiiiiite ! Cria-t-elle, sa voix se perdant dans des aigus inaudibles.

Un court instant il chercha dans les yeux des autres élèves un soutien, une once de compassion, mais il n'y avait dans leur regard que la crainte de la petite souris face au prédateur.

La chaleur qui serrait sa tête brouilla les contours de la salle de classe. Quelque part un élève mâchait nerveusement la pointe de son stylo. Edgar quitta la classe. Le silence ponctué du seul chuintement triste de ses chaussures. Seul dehors il fut confronté à son pire ennemi : l'ennui, matérialisé en un immense couloir blanchâtre au plafond trop haut et au sol couvert d'un damier banal.

Depuis ce jour et après un rendez-vous glacial entre le directeur et ses parents, Edgar apprit à ne plus être trop différent de la masse fourmillante des petits écoliers sans histoires. Mr & Mrs Stewardson avaient beau aimer leur fils, ils étaient avant tout des gens humbles et respectueux de l'ordre établi. Convaincus d'avoir choisi la meilleure école, ils firent tout leur possible pour que leur fils s'intègre.

Edgar rentra dans le rang.

Il réalisa pourtant assez vite qu'il était condamné à marcher silencieusement dans un monde qui ne serait jamais à la hauteur de sa curiosité, car malgré ses efforts pour rester invisible les autres élèves épiaient ses faits et gestes. Ses notes presque toujours parfaites suscitaient la convoitise.

Quand les enfants lui demandaient son truc, parce qu'il y avait bien un truc qu'il voulait pas balancer, il expliquait simplement qu'il travaillait tout le temps, qu'il ne s'amusait jamais. Le fossé entre lui et les gosses de riches se remplit lentement de reproches silencieux. Aux humiliations succédèrent les moqueries et les coups vinrent après les menaces, mais rien ne fût jamais plus douloureux que la déception continuelle dont ils étaient la source. Leur médiocrité crasseuse. Leurs coups bas prévisibles qu'il ne cherchait même plus à esquiver. Ce n'était là qu'un avant goût de la vie solitaire vers laquelle il s'avançait. Ils étaient eux aussi l'ennui, le damier banal constitué de petits uniformes d'écoliers. Parfois le soir en s'endormant dans les pages d'un livres qui décrivait toutes les religions existantes, il se demandait ce qu'il avait bien pu faire aux dieux, s'ils existaient, pour mériter ça.

Après l'école primaire, Edgar devint un jeune homme calme et discret.

Ses seules véritables amitiés naissaient entre les pages des livres. Des livres grands comme des cités repliées sur elle mêmes. Grands comme des mondes secrets cachés parmi le bruit de fond de l'univers. Des livres tellement immenses et tellement lourds qu'ils formaient toute la matière dont il était constitué. Edgar mangeait des livres au petit déjeuner, lisait le journal dans le train, avalait pendant sa pause un magazine de mode sur le coin d'un bar au bois élimé, se perdait dans les pages d'une fiction dans le train du retour et partait dormir avec un Proust dont il affectionnait particulièrement le rythme lancinant pour s'endormir et rêver.


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Vue de l'extérieur c'était juste une petite maison banale. À l'intérieur, pris dans une fenêtre en ogive aux huisseries blanches, un rideau diffusait le halo orangé qu'une petite lampe lui offrait. Des grilles noires brillantes aux pointes dorées griffaient les murs en silence. Rien ne bougeait, et la porte noire le toisait de toute son épaisseur.

Ce n'était pas une porte c'était un portail.


Il scruta les alentours avec précaution, plongeant ses yeux dans le tissu de la nuit aussi loin qu'il pouvait. Les résidences étroites qui encadraient la bibliothèque faisaient de leur mieux pour rendre la scène réelle. Mais rien, rien n'était à sa place. Cette porte ne pouvait pas avoir été posée là. Une porte aussi immense ? Aucune chance. C'était invraisemblable. Et quelle était cette matière ? Du marbre, ou du gypse, du mica, de la pyrite ? Peut-être un mélange de tout cela. Cinq marches irrégulières et usées en leur centre menaient à la porte. Puis quatre, il n'avait rien à faire ici. Trois, c'était sans doute une mauvaise blague. Deux, de toutes façons cette porte est bien trop lourde pour... Un.


Il regarda sa main saisir le heurtoir que le Phoenix tenait fermement entre ses serres. Si son esprit n'avait pas, à cet instant, encore été accroché à la réalité, comme une brindille dans la tempête s'accroche tant bien que mal à la terre ferme, il aurait juré avoir vu les plumes finement gravées dans la pierre frémir alors que ses doigts glissaient dans le cercle mordoré.


— Mais non ! Mais entrez à la fin !


Il sursauta en avalant l'air tellement rapidement qu'il sentit sa pomme d'Adam frotter contre le noeud de sa cravate. La voix à l'intérieur avait ordonné si bien qu'il poussa simplement la porte, sans réfléchir à ce qui l'attendait au delà. Le battant gigantesque coulissa plus facilement que la fine porte de verre de la boulangerie du coin. Edgar n'eût pas le temps de se demander comment la voix avait pu lui parvenir si clairement, ou comment son propriétaire avait pu l'observer à travers un battant en pierre de plusieurs dizaines de centimètres d'épaisseur.


Une paire de lunettes trop grandes, dont une des branches était recousue en urgence à coups de fils de fer, cachaient un bibliothécaire à la peau froissée. D'un geste mécanique le vieillard écarta un instant les deux hublots boursouflés qui masquaient son visage et jeta un bref coup d’œil à Edgar avant de replonger dans le livre qu'il avait devant lui, pages déployées sur un simple pupitre, au milieu d'une bibliothèque parfaitement normale. Mais étroite, limitée.


Une toute simple bibliothèque.


À quelques détails près. Deux chaises basses confortablement molletonnées attendaient des clients qui ne semblaient jamais venir. Près d'une table basse, un seau à parapluie cuivré orné de deux phœnix jetait des reflets doux sur la moquette verte. Le plafond était étrangement haut et les étagères, bourrées à bloc de livres visiblement récents, grimpaient sur les murs jusqu'à s'y écraser. La lumière était étouffée ici. Sur le rebord des fenêtres les petites lampes aux abats-jours en tissu rouge gaufré suffisaient tout juste à donner le change. Le lustre était l'objet le plus singulier et couvrait presque la totalité plafond. Des centaines de "fleurs à souhait"... Des milliers s'il avait pu compter. Chacune de ces boules de graines de pissenlit étaient collées contre une ampoule minuscule, la lueur diffuse glissait jusqu'au sol comme une poussière tangible. Edgar s'avança jusqu'au pupitre sans réaliser que l'immense porte noire coulissait de nouveau derrière lui, toujours avec une facilité déconcertante.



— Bonjour, j'ai bien cru que vous alliez passer trois heures sur le palier, bienvenue au Phoenix ! annonça le vieillard sans quitter des yeux son pupitre. Vous n'allez pas avoir le temps de voir grand chose... Nous fermons dans quatre heures.


Edgar leva un sourcil intrigué bientôt rejoint par un autre. Quatre heures pour cinq ou six malheureux rayonnages... Pour qui le prenait-il exactement ?


— Vous fermez après... Minuit ? s'entendit-il dire, je pensais que... enfin il me semble étrange qu'une bibliothèque reste ouverte aussi tard. Le temps semblait se tordre dans l'esprit d'Edgar, il ne savait plus trop quelle heure il était mais il se rappelait bien de la nuit, du froid et de la pluie dehors. Ici il faisait à peine tiède.


Le mot "étrange" attira l'attention du vieil homme. Les lunettes coulissèrent sur son nez aquilin et vinrent se balancer comme un lourd pendentif contre la flanelle pourpre de sa chemise. Il retroussa les manches de son gilet beige à larges mailles et passa Edgar en revue de la tête au pied.


— Je vois. Première fois ici. Je vais vous laisser visiter l'antichambre pendant que je m'assure que tout est en ordre de l'autre côté. Essayez de ne pas trop déranger les livres.


Avant même qu'Edgar ait pu poser d'autres questions le bibliothécaire disparut derrière un rideau vert. En rentrant il n'avait même pas remarqué la présence de ce grand drap de velours qui se mélangeait avec la couleur de la moquette. Il n'y avait personne. Pas un bruit. Edgar était épuisé par cette ultime péripétie et les fauteuils qui patientaient là semblaient être le havre idéal pour reprendre ses esprits. À mi-chemin entre le pupitre et son repos bien mérité, il se rappela qu'il avait sur lui trois livres, et un trésor de littérature ancienne qui venait de prendre l'humidité. Il déposa soigneusement sa cargaison sur la table basse et nota au passage les fines décorations enroulées sur les rebords du plateau. Une belle imitation de mobilier bourgeois du milieu de seizième siècle. Les sièges étaient de même facture, et semblaient neufs. À vrai dire dans cette pièce rien ne portait de trace d'usure. Tout était parfait. Tellement parfait qu'il en avait mal aux yeux. La moquette ne portait que les empreintes régulières de ses pas mouillés. Aucune tâche, aucune griffure. Le bruit spongieux d'une voiture venait parfois briser le silence depuis l'extérieur. Sans cela, il se serait crû transporté dans une autre dimension, changé en poupée de cire dans une maison témoin. Ou prisonnier à jamais d'un diorama minuscule dans une boîte à chaussure...



— Ah je vois que vous avez retrouvé un de nos Alice !


Pomme d'Adam contre cravate épisode deux. Cette fois Edgar laissa presque échapper le même cri aspiré que l'on pousse quand on percute un corps dans l'obscurité alors qu'on se croyait seul.


— Pardon je ne voulais pas vous faire peur, s'excusa le vieil homme de retour derrière son pupitre, nous allons vous enregistrer comme lecteur avant toute chose, dit-il en fouillant un tiroir.

— Ce n'est rien, ce n'est rien, balbutia Edgar, ses longs doigts creusant des sillons dans ses cheveux courts. Je ne vais pas m'attarder, et il se leva pour afficher son intention. Il faut que je rentre j'ai simplement trouvé ce livre et il y avait cette carte et je me suis dit que vous étiez peut être ouvert et je n'aurais jamais pensé un seul instant...

Edgar marqua une courte pause. Le flot de ses paroles avait soulevé en lui une question de plus, comment ce livre ancien pouvait-il appartenir à une bibliothèque aussi modeste ?


La réponse était sans doute derrière le rideau.


— Depuis combien de temps êtes vous installés ici ? demanda-t-il à haute voix presque pour lui même.

— Nous avons toujours été ici mon cher ami, dit le bibliothécaire religieusement affable.
— Je connais presque toutes les bibliothèques de Londres, je suis extrêmement surpris de ne jamais avoir entendu parler de vous, et je suis encore plus étonné que vous ayez accès à de tels livres, acheva Edgar, tendant Alice par dessus le pupitre avec une certaine amertume.
— Étonné vous dites ?
— Oui ! C'est stupéfiant, ce n'est pas dans mes habitudes de manquer quelque chose d'aussi... Il se tourna légèrement vers la porte d'entrée noire qui écrasait le mur derrière eux... d'aussi énorme.
— Hoho ! Stupéfait ? Bien bien... c'est parfait. Pourriez vous prendre cette carte s'il vous plait ?
— Je n'ai pas le temps vous dis-je, il faut que je rentre j'ai...

La carte de lecteur blanche aux contours dorés était déjà dans sa main. En filigrane le Phoenix déployait ses ailes de la même manière que l'espèce de frontispice de la porte. Les doigts d'Edgar frissonnèrent légèrement. Ses yeux se fermèrent jusqu'à ne laisser qu'une ouverture étroite, puis se rouvrirent en accueillant la stupeur qui crispa ses mains sur le petit bout de carton velouté.


Des lettres, des mots, des ponctuations coulaient et glissaient sur sa peau. Comme de l'encre suintant de ses veines. Des lettres fines et d'un noir absolu, accompagnées de ci de là par quelques majuscules. Elles s'enroulèrent délicatement sur ses doigts, puis vinrent s'installer bien sagement sur la carte dans l'envergure iridescente de l'oiseau immortel.



"Edgar Stewardson 
Né le : 15/05/1946
Inscrit le 8/06/1995 
18 Portland Road W11 4LA 
London"


— Bien voilà qui est mieux. Au fait, je m'appelle Clark. Ses lèvres souriaient presque entre chaque lettre.

— Est-ce que c'est un tour ? demanda Edgar sans la moindre parcelle d'étonnement dans la voix.
— Est-ce que vous êtes toujours étonné ? Surpris ? Stupéfait ?
— Non je me sens calme, dit-il simplement comme s'il en avait toujours été ainsi.
— Alors c'est que vous avez payé.
— Payé ? Mais je ne vous ai rien donné.
— Oh mais si, mais si, rassura Clark, tout sourire, en saisissant la carte de lecteur. Avec de l'émotion mon cher. D'habitude c'est plutôt de la crainte ou de l'appréhension, j'ai même eu de la terreur une fois mais vous ! Ah vous ! Vous êtes du bon côté de la roue mon cher ami !

Il était peut être du bon côté de la roue, se dit Edgar, mais il ne se sentait pas spécialement en sécurité non plus après avoir entendu les mots crainte et terreur. Ce diable de bibliothécaire ne devait pas être doué d'un très bon sens des affaires. Ou alors peut être était-il si bon qu'il pouvait se permettre de balancer des atrocités verbales sans se soucier de l'effet sur ses clients, peut être arrivait-il toujours à ses fins, quoiqu'il arrive ?


— Allez, suivez le guide, annonça Clark en soulevant le rideau d'une main tremblante dont les veines bleues vertes saillaient comme des filons de malachite incrustés dans sa chair.

— Alors ici c'est quoi au juste ? Un petit salon de thé c'est ça ? La vraie bibliothèque est derrière dans la petite cour intérieure ? Comment vous gérer l'hygrométrie ça doit être une vraie plaie l'hiver !?
— Vous posez toujours autant de questions ou bien vous avez fait une liste juste avant de venir ? ricana Clark gentiment.

Edgar se renfrogna un peu puis secoua la tête en souriant pour lui même.


Ils s'engagèrent dans le couloir. Un passage étroit, anormalement étroit, étouffant. Un mince filet de lumière chaude à l'autre bout donnait un espoir de sortie. Les murs étaient nus et froids. Le souffle de leur passage laissait indifférent les petites lampes à huile disposées à intervalles régulier. Edgar suivit en silence et chaque pas lui demandait "Mais bordel de merde que fais-tu là ?" Il voulait savoir. Voilà ce qu'il faisait là. Savoir c'était tout pour lui. La stupeur et l'étonnement qu'il ressentait plus tôt ne traduisait que cette soif inexorable d'inconnu confrontée à la plus excitante des découvertes. Alors il avança, convaincu que tout pouvait désormais arriver. Il n'en ressortirait que plus fort.


Quand le passage étroit déboucha finalement sur un parapet surplombant une salle plus grande qu'un choeur de cathédrale. Edgar oublia pourquoi il était venu. Tout son être se tendit comme un arc. La surprise, l'étonnement n'existait plus, cette partie de ses émotions semblait anesthésiée. Il ne ressentait plus que l'envie de découvrir.


 Une rambarde en fer forgé s'accrochait vaillamment à l'escalier qu'elle gardait. Clark ouvrit la voie avec une légèreté qui contredisait son âge apparent. La vivacité et l'entrain de ce petit bibliothécaire étaient rafraîchissants. Pendant la descente Edgar laissa sa main gauche glisser en rappel sur le fer rassurant. Son regard balaya l'immensité de la salle, il se mit à estimer le nombre de livres, il abandonna rapidement quelque part après une vingtaine de milliers. Des étagères s'enlaçaient autour des colonnes gigantesques qui soutenaient le plafond. Chaque mur était garni de plusieurs plateformes métalliques aux rivets saillants. Des escaliers en colimaçons perçaient chaque extrémité. Il compta neuf niveau chacun espacés d'un peu plus de deux mètres la salle dépassait donc les trente mètres de hauteur en comptant le plafonnier qui couvrait de toute sa rondeur le ciel de ce lieu sacré. Ce paradis originel. Une forêt de livres sous un ciel noir comme la première nuit de la première terre.


Leurs pieds touchèrent finalement le sol puis ils traversèrent la pièce, Clark toujours devant, Edgar les bras croisés suivant prudemment. Arrivé près du centre de la pièce Edgar s'arrêta et laissa Clark continuer jusqu'au bureau circulaire placé exactement au milieu de la salle. Le vieil homme souleva un battant amovible et s'installa sur un siège au velours aussi noir que le plafond étoilé.


Edgar restait en retrait les yeux perdus dans la direction d'une arche gigantesque qui perçait le mur en face de lui et débouchait vers une autre salle. Cette deuxième salle abritait autant d'étagères, de colonnes, d'escaliers. Cette deuxième salle abritait une deuxième arche, qui débouchait sur une troisième salle, qui abritait une troisième arche, qui débouchait sur une autre salle, puis une autre, une autre, une autre, et le tournis commença à saisir Edgar par les épaules. Sa main droite vint couvrir sa bouche et comme la stupeur n'était plus disponible il commença à ressentir une joie féroce et sans limite.


Une fois qu'il eut rejoint Clark il demanda simplement:


— Où sommes nous ?

— Vous êtes un homme brillant Edgar, d'après vous, où sommes nous ?
— Pas à Londres. Pas en Angleterre.
— Vous avez presque raison, disons que c'est à la fois l'Angleterre mais que le temps est un peu... Clark hésita sur le choix du mot comme s'il passait en revue une liste invisible et finit par sélectionner, "décalé".
— Le lapin blanc, susurra Edgar rêveur en songeant au livre qu'il avait trouvé.
— Oui c'était un peu gros, je l'avoue, mais un bon classique vaut bien dix milles détours.
— Combien de salles ?
— Je vais être très honnête avec vous, je n'en ai pas la moindre idée.
—  Tout à l'heure Vous avez dit qu'il me restait quatre heures, mais quatre heures dehors ? Combien de temps par rapport à ... ici ?
— Je vois que vous réfléchissez dans la bonne direction. Cet espace a un poids limité, sa substance, son existence, ne provoquent qu'une très légère courbure de la toile de l'espace temps. Je pense que cela vous laisse quelques semaines. Vous avez tout ce qu'il faut dans la salle suivante pour survivre confortablement.
— Et qu'est-ce que je peux m'attendre à trouver ici ?

Clark se fendit d'un sourire carnassier comme s'il attendait cette question depuis le début.


— Tout, Edgar. Absolument tout. Tout ce que l'humanité à rédigé au cours de son existence.


Il marqua une pause et balaya de sa main fragile tout l'horizon puis reprit.


— Les lettres de vos amis, la copie originale des accords de Yalta, les correspondances entre Marilyn et Kennedy, les petits mots d'amour que votre concierge a glissé dans votre boîte aux lettres, les carnets de Keats, les lettres de Molière à La Fontaine... Chaque morceau de papier que le moindre nègre à la solde de Shakespeare a griffonné pour lui, leurs noms et les premiers noms des premiers hommes qui se donnèrent un nom et le gravèrent sur le manche d'une lance à la pointe de silex... Ces signes, que nous avons tous oubliés. Les formules magiques qui ont valu le bûcher à des milliers de sorcières. Les codes des armes nucléaires de tous les pays... tout Edgar. Ici, vous trouverez absolument tout.


Mains croisées derrière la nuque, Edgar essaya de voir aussi loin que possible dans la succession d'arches. Il ne réussit pas à dépasser la cinquième salle.

dimanche 26 avril 2015

NIELLO




"Ce n'est pas une compétition, mais je gagne."
Jeenfirn.







Niello possédait une clef. Elle ouvrait un casier où quelques objets de l'ancien monde s'entassaient. Un paquet de cartes dont personne ne connaissait les règles, une série de petits cubes marqués de lettres colorées, des figurines d'animaux qu'il n'avait jamais vus de ses yeux, une plaque transparente gravée où l'on voyait une famille qui n'était pas la sienne.

Comme la plupart des enfants nés dans le ghetto, Niello n'avait pas de nom de famille. Un nom de famille est un luxe accordé à ceux qui se permettent de vivre sans s'inquiéter de ce qu'ils vont boire ou manger le soir même. Niello était un apprenti recycleur. Sa famille c'était le vieux cerbère du dortoir et la petite troupe des "éraflés": Gamins ramassés dans la rue, orphelins, marmots trop rachitiques pour être utiles et que les parents vendaient dans l'espoir d'acheter une place au coeur du Solarium.

C'est là, près des piliers de la ville suspendue au dessus de Lonis que les recycleurs avaient trouvé Niello. Livré à lui même. Et bon sang quelle trouvaille ! De leur propre aveu, au cœur des amas de ferrailles et de gravats il était le meilleur. Il ne se blessait quasiment jamais, ce satané morveux ! Il glissait dans les galeries comme une goutte de pluie sur une vitre crasseuse, collectant au passage la poussière. Il ramenait toujours de ses expéditions les objets les plus intéressants. Il sentait les coups comme personne, c'était presque comme s'il savait. Bien sûr il avait quelques cicatrices mais rien comparé aux autres gosses qui dans les ruines rampaient et revenaient avec pour seul butin des coudes et des genoux parfois usés jusqu'à l'os.

Niello était né sous une aurore boréale blanche, un soir de janvier. Il en était sûr car chaque soir, le même voile coloré venait secouer le ciel. Et chaque soir dans un murmure caractéristique et presque inaudible, les lames gigantesques qui tranchaient la toile de la nuit oscillaient dans des nuances allant du rouge au vert. Mais jamais de blanc. Ce n'était pas son aurore boréale qui envahissait le ciel.

Et ce ciel n'était pas le sien.

Tout ce qui était à lui, c'était sa clef, son casier, et la certitude qu'un jour quelque chose de bien lui arriverait.





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Qui frappe contre la porte ?

On ne se pose jamais la question avant d'ouvrir. Quelqu'un frappe : il faut ouvrir. C'est un réflexe naturel, le bruit attire notre attention, notre curiosité intime l'ordre et dirige la main vers la poignée. On sait toujours qui est derrière la porte, on sait que l'on découvrira le visage familier d'un ami, d'un proche ou d'une personne avec qui l'on a rendez-vous.

Mais dans une forêt ou personne n'a mis les pieds depuis plus d'un demi siècle... qui frappe contre la porte ? Non, il n'y a pas de porte dans une forêt. C'est bien ça le problème.

S'il y en avait une au moins Niello pourrait refuser d'ouvrir. Mais au milieu du dédale des arbres, chaque espace entre les troncs immenses n'est qu'une porte grande ouverte de plus. Les coups résonnent toutes les nuits. Et il ne peut qu'espérer. Car pour être exact il n'est pas tout à fait seul.

Il est seulement perdu.

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Tout avait commencé il y a des mois, quand il s'était réveillé le nez dans la poussière. Rien d'affreusement inhabituel, la poussière, dans le ghetto, tout le monde y faisait son lit...
...mais moins habituel était le crépitement intense au bout de ses doigts. Cette sensation que quelque chose (quelqu'un ?) lui picorait la peau. Redressé sur un coude dans la brume de son sommeil et à travers le sable de ses yeux, il avait décidé que c'était un rêve. Il suffisait de se rendormir. Puis l'air s'était mis à grésiller comme si la foudre avait balayé la pièce. Sa première pensée avait été "Je vais mourir de faim toute la journée", juste avant que le dortoir soit avalé par les flammes.

Niello n'est qu'un petit garçon de treize ans.

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Quand il avait fallut quitter la ville, car il n'y était plus en sécurité, le conseil avait dépêché une unité de la milice du Solarium. Tout s'était passé dans l'urgence et sans cérémonie. Niello se souvient encore des bras inquiets serrés autour de ses épaules frêles. En sécurité il ne le serai plus jamais vraiment nulle part...  toutefois quand il y réfléchit, aujourd'hui, dans cette forêt, l'ennemi a la courtoisie de s'annoncer avant d'attaquer.

La troupe était lourdement armée, et Niello les avait numérotés de un à dix-huit. Dix-huit Lourdauds engoncés dans leur cabans réglementaires. Dans le camp de base la veille du départ, les Lourdauds avaient bourré leurs sacs avec tout ce qu'ils pouvaient ; du pain, de la viande séchée -une gourmandise rare- et de la mélasse de betterave ; tant et si bien que les coutures de leurs paquetages semblaient sur le point de vomir leur contenu. Pendant ce temps Niello avait passé l'après midi à se battre avec les armatures de métal recyclé de sa tente, de longues heures à monter démonter remonter encore et encore. Son sac, il l'avait rempli de vêtements chauds, de papier brun recyclé et de quelques tablettes nutritives.
Quand il avait fallu traverser la première ville morte, escalader les carcasses de machines étranges vidées de leur tripes par les derniers recycleurs qui avaient eu le courage de venir jusqu'ici, les Lourdauds avaient joué des coudes en pliant sous l'abondance de leur provisions. Niello, lui, grimpait courait sautait d'un cadavre métallique à l'autre avec des allures d'écureuil décharné. S'il avait apprit une chose durant sa courte vie, c'est que la misère rend léger.
Plus tard quand les rayons du soleil avaient glissé sous la canopée au loin, les Lourdauds avaient tous passé trois heures à monter leur tente. Et pour la moitié de celles qui ne s'étaient pas déjà envolées avec le vent, elles s'étaient réveillées le matin remplies d'un Lourdaud détrempé par l'humidité de la nuit. Seul à l'écart du camp, sur un sol sec rocailleux et couvert d'un épais matelas d'aiguilles de sapin, Niello donnait des coups de dents pointilleux dans une tablette blanche.

Et plus tard encore, tandis que la lente procession transie de froid s'avançait dans les couloirs verdoyants du labyrinthe, Niello vagabondait naïvement à l'intérieur de la forêt, passait d'une cathédrale à une autre, ramassait un insecte avec précaution, observait les oiseaux et découvrait pour la première fois le bonheur de laisser glisser ses doigts dans l'emprise de la mousse qui couvrait presque tout.

Le jour suivant Niello marchait seul en tête et ne s'arrêtait que lorsqu'il ne voyait plus le premier de cordée, Lourdaud numéro sept, ou peut être était-ce numéro douze. L'équipée accablée de fatigue, mains sur les hanches, suivait maintenant le gamin bizarre que les membres du conseil leur avaient confié. Plus les jours avançaient, plus les Lourdauds avaient la nette impression qu'on s'était largement foutu de leur gueule et qu'on les avait mis sous la tutelle d'un gosse qui avait du mal à lacer ses chaussures et flottait dans le vêtement traditionnel des troupes de Lonis.


— Alors comme ça tu étais un apprenti recycleur hein ? soufflait péniblement le premier qui arrivait finalement à sa hauteur.
— Fous lui la paix Dusty, disait une voix rêche plus loin derrière.
— Ouais... fous lui la paix, crachait une autre sur un ton aigre, on voudrait pas qu'il s'enflamme le marmot."

Niello ne prêtait même pas attention à qui répondait, tout absorbé à refaire, pour la septième fois aujourd'hui, les lacets de ses bottes ; les sandales qu'il portait quand il n'était encore qu'un des éraflés du ghetto lui manquaient drôlement, mais il avait accepté de les troquer contre ces maudites godasses qui lui collaient des ampoules dès qu'on avait fait mention de toutes les bestioles qui rampaient dans les bois. Pour finir de se convaincre il s'était dit que ce n'était pas la peur qui le faisait changer d'avis mais simplement, il fallait être réaliste, certaines bestioles étaient obligatoirement dangereuses.

— Tiens prends ça, disait Dusty en lui tendant un paquet ficelé, tu vas pas tenir longtemps avec tes briques, c'est tout juste bon à se casser les dents. Dusty restait planté là avec un sourire satisfait comme s'il attendait quelque chose. Niello regardait le paquet et se contentait d'un hochement de tête appuyé. Visiblement déçu du résultat numéro treize avait tenté de garder un semblant de contenance avec un rire forcé, puis s'était éloigné l'air penaud.


— Je t'avais dit de lui foutre la paix...
— Ta gueule Flip.

Quelques secondes après avoir enfin terminé de nouer ses lacets artistiquement (un fil semblait toujours trop long et l'autre trop court c'était une véritable torture ces foutues bottes) Niello avait déballé la viande séchée et attaqué à pleine dents cette gourmandise inédite. Qui était ce Dusty déjà ? Ah oui. C'est celui qui parlait de cette voix douce mais qui se détachait des autres. Numéro treize avait un visage fin et, chose rare, encadré par des cheveux mi-longs. Il y avait quelque chose de lénifiant chez cette grande brindille qui paliait son apparente grace par une lenteur maladroite. Un lourdaud comme les autres au final. Et Flip ? Ah Flip c'était numéro 4. Flip avait la sale manie de cracher et postillonner dès qu'il parlait, et il parlait tout le temps, un vrai moulin, une éolienne à bavardage. Il commentait tout même quand il n'y avait aucune raison. "Oh et vous avez vu ce papillon, oh et c'est quand même fou ces rivières qui se sont formées en plein dans les vestiges des villes, ça fait quoi maintenant 30 ans qu'on les a abandonnées ?"

Ça faisait bien plus que ça, il y a 70 ans en fait, pensait Niello. Il y a tellement longtemps que les immeubles sont maintenant entièrement recouverts de végétation, les routes ont toutes accouché de carrés de pelouse grasse et moelleuse. Les tours les plus hautes des cités blanches se sont pliées, ont cassé sous leur propre poids ajouté à celui des lianes qui les ont enserrées amoureusement. La douce étreinte de la nature a pris à bras le corps toutes les cités, tous les villages. Quelques années encore et la civilisation humaine qui s'était construite autour d'une énergie illimitée serait bientôt un lointain souvenir.
Il suffisait qu'il s'arrête là. Qu'il s'allonge dans un carré d'herbe et qu'il n'accepte plus de marcher un pas de plus. Et tout se finirait calmement dans un silence vert tendre.


— Je comprends pas, disait Flip. Pourquoi est-ce qu'on est pas resté dans cette ville là ? Pourquoi les anciens sont tous partis, regardez ces tours, c'est immense, on avait tout pour être bien ici !Au lieu d'aller s'installer dans
— Espèce de crétin, sifflait froidement numéro 1. Si t'avais acheté des cours d'histoire au lieu de craquer tes créd's pour te payer des filles à la Sirène...
— Répète un peu ça Josep ?
— Quoi t'as du mal à entendre ?


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La cité d'écume... Lonis et ses remparts blancs.

Quand Niello y repense ça lui fait un peu comme si il avait faim, mais plutôt faim dans le coeur. Comme si l'air n'arrivait pas à remplir ses poumons entièrement. Il ne peut plus revenir à Lonis. Il n'aime pas raviver ce souvenir, ça lui fait des frissons dans le dos, des frissons pas agréables. La peau froissée comme du papier. Les paupières des recycleurs surpris dans leur sommeil avaient brûlé et disparu presque plus vite que leurs cheveux. Chaque fois il secoue ses pensées pour aller ailleurs mais les images s'enchaînent de façon implacable. Les images défilent toujours avec une précision cruelle. Le contenu des yeux qui devient vitreux et coule. La peau des lèvres qui s'enfuit et découvre un sourire lugubre. Le visage qui s'enflamme et perd son identité. Qui était cette torche humaine ? Il ne veut vraiment plus se rappeler. Il ne veut vraiment plus revenir.


"C'EST PAS MA FAUTE" qu'il leur hurlait. Tu parles. Tu crois qu'ils auraient écouté ? La rue n'écoute pas ses enfants. Là bas dans le ghetto la loi se fait à même le pavé. Les règles étaient simples. Tu casses tu payes. La petite maison avait brûlé. Des bras l'avaient saisit. On l'avait traîné de force. Ils voulaient le découper en morceaux, le pendre, peut être le jeter dans le feu. Les adultes savent jamais trop ce qu'ils veulent à vrai dire. Il avait beau se débattre, c'était juste pour faire bonne figure, prouver qu'il était pas méchant. Les méchants ont pas peur de mourir. Les couteaux froids avaient déjà entaillé légèrement sa peau et s'il ne pleurait pas c'était qu'il était trop occupé à être terrorisé...

Et puis elle s'était pointée. Elle était pas comme eux. Déjà on voyait tout de suite qu'elle mangeait à sa faim, elle n'avait pas les joues creusées. Ses yeux n'étaient pas enfoncés loin dans sa tête, elle n'avait pas le teint blanchâtre. Pas de vêtements débraillés, déchirés ou rapiécés ensemble pour constituer un semblant de veste. Elle n'avait pas la tête d'un recycleur. Il l'entrapercevait chaque fois qu'il était jeté ou traîné de droite à gauche entre les jambes du petit groupe agglutiné autour de lui.  Elle n'avait pas de matraque, ça n'était donc pas une milicienne, elle n'était pas armée.

Elle leur avait collé une de ces raclées.

Il revoit encore celui qu'elle avait envoyé valser comme un fétu de paille jusque sur le toit par dessus l'enseigne du "Bourdon Gris", là où tous les recycleurs et les fixeurs se donnaient rendez-vous pour échanger des trucs, des objets dont ils pouvaient récupérer les pièces pour réparer, reconstruire, recoller ensemble et donner une nouvelle vie à tout ce qui était devenu encore plus inutile que ça ne l'était déjà avant.
Ils avait tous semblé incapables ne serait-ce que de la frôler, leurs coups ne brassaient que du vent, désemparés comme des enfants qui courent après un cerf-volant qui s'est détaché. Niello restait à terre ébahi, des filets de sang coulaient sur son front tandis que son estomac faisait des acrobaties incertaines. La scène était irréelle, et la foule silencieuse en était presque amusée, des sourires se creusaient sur les visages séchés par la poussière, peut être parce que les lyncheurs étaient pour la plupart les caïds du coin, peut être que voir les tortionnaires goûter à leur propre loi était un exutoire. Ou peut être que tout ce qu'ils voulaient c'était voir du sang.

Ils étaient tous tombés mais il restait à se débarrasser de Yikes, ah lui c'était un coriace, une espèce de corbeau avec une tignasse en paillasson déplumé. "Retourne...krr chez krr ...l-les Ensoleillés p-p-p-pétasse !!! qu'il lui avait craché". Il avait son fusil en bandoulière. LE fusil, le seul du quartier. Le seul qui avait encore un brin d'energéia. Peut être qu'il en restait assez pour deux ou trois tirs. Et encore.
"Tu veux tirer sur un membre du conseil ?"
Niello s'était agrippé au grand cache poussière brun qu'elle portait et bientôt c'était sa main, la main douce d'une femme, qui serrait la sienne.
"On n-n'a ... pa-krr-pa-aaas besoin de t-t-t- ..."
— Tu fournis les serviettes avec la douche ?"
Yikes était devenu complètement hystérique et se frottait les paumes sur les joues frénétiquement de haut en bas comme s'il voulait s'arracher le visage. Il raclait des graviers dans sa gorge.

Puis brusquement, il s'était arrêté. Comme si quelque chose derrière les globes oculaires cernés de noir avait fait son chemin et éteint la lumière.

"Je vais te buter, avait-il lancé d'une voix très calme, de la même manière qu'il aurait fait son choix auprès d'une serveuse dans un bar.
— Réfléchis Yikes... avait-elle dit."
Il avait saisit le dos arrondi et lisse du fusil, mais le simple fait d'entendre son nom dans la bouche d'une étrangère avait eu l'effet d'un moustique qui serait venu lui tourner autour de la figure.
"Tu sais ce qui va se passer dans quelques secondes ? continuait-elle. Combien de fois tu t'es servi de cette arme ? elle le sermonnait comme un adolescent qu'on a surprit la main dans le caleçon après l'extinction des feux. Si jamais elle ne t'explose pas à la gueule, le recul va te la rentrer dans les dents tellement fort que tu boufferas liquide toute ta vie... Quoi ? Tu me crois pas ? Je connais bien ce genre de fusil. Je m’entraînais déjà avec quand tu te faisais encore torcher par ta mère."

Il y avait à présent une petite forêt de jambes dépareillées rassemblée tout autour d'eux. Niello, le visage enfoui dans le grand manteau brun se disait  "C'est foutu, c'est foutu... elle peut pas tous les envoyer sur le toit, ils sont trop nombreux..."


Il se souvient avoir pensé qu'il n'en sortirait pas vivant et pourtant la simple sensation de l'étoffe épaisse sur son visage l'avait apaisé. Dans le labyrinthe détrempé, prostré sous la pluie froide, la résurgence de cette sensation lui procure plus de chaleur que son caban et plus de réconfort que tout le pain et toute la mélasse du monde. S'il avait dû mourir abrité dans ce linceul brun, le dernier balbutiement de son coeur aurait été léger. Pour la première fois de sa courte vie d'apprenti recycleur, quelqu'un avait pris sa défense. Il n'était plus un outil dispensable. Une marionnette que l'on faisait descendre dans des galeries étriquées. Tout ce qui constituerai un jour l'homme qu'il allait devenir était né là, dans la fureur et les flammes. Le parfum sur la main de cette femme allait rester à jamais le sous titre du moment le plus heureux de sa vie. Puis il avait perdu connaissance.


La semaine suivante il s'était réveillé dans un endroit inconnu. Et chaque nouveau matin, chambre et couvertures luxueuses autour de lui, finies la poussière et la faim. Il était dans l'enceinte du Solarium. En sécurité. Mais l'angoisse se fout des barrières et des gardes. Personne ne vient te sauver sous ta peau. Tes cauchemars se foutent des boucliers, des serrures, des portes, de l'épaisseur des murs ou de la durée de ta convalescence.



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lundi 13 avril 2015

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Alors vous pensez que nous n'avons aucune importance. Que nous sommes juste des petits grains de sables inutiles et que nous n'avons aucune influence sur l'univers.  Vous pensez que la terre est juste un bout de caillou suspendu dans l'espace. Posé là sans raison. Vous vous plantez.

Vous pensez que le danger c'est le réchauffement climatique. Que l'humanité court à sa perte à cause de sa cupidité. Que nous finirons comme des marionnettes de carnaval sous le feu nucléaire. Vous vous plantez encore.

Vous pensez que dieu vous regarde et qu'il vous juge. Encore faux.

Quoi que... attendez, ça dépend ce que vous appelez dieu ?

Enfin de toutes façons, les faits sont là. Tout a une place, tout a un sens, vous ne le voyez peut être pas mais si vous appuyez sur vos yeux fermés suffisamment longtemps, vous verrez. Le danger c'est nous. Ce n'est pas notre société, ni nos croyances. Non, c'est simplement ce que nous portons en nous : dans ce pouvoir repose notre extinction.



Huei-Chi Wen, Bible du nouveau monde - 2030.





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Il doit être minuit. Il y a un clocher qui marmonne quelque part dans le ciel opaque. Des cloches recyclées, ou peut être extirpées à la poussière d'un musée. 

"Entre et ferme la porte derrière toi."

La voix est grave, profonde et puissante, la guerre n'y a laissé aucune trace.

"Claaang !" insiste le temps.

Un revers de la main pour ajuster son caban. Elle s'élance et ses bottes crissent nerveusement. Le lourd battant claque derrière elle. L'embrasure disparaît happée par l'obscurité et le calme.

"Grand père je...
— Manières jeune fille"

Le rappel à l'ordre lui claque à la figure comme un piège à loup. Les yeux fermés elle articule un "Et Meeerde". Prometteur. La pièce familière lui semble aujourd'hui trop grande, même le foyer ouvert ; habillé de ferronneries délicates ; signe d'une époque révolue, n'a rien de son habituelle chaleur rassurante. Une silhouette massive découpe les flammes mourantes à coups d'épaules carrées. Tourné vers l'âtre il n'a même pas un regard pour elle.

"La paix dans nos coeurs, souffle monotonement Irewiss.
— Comme sur Atria, achève Rodric.
— Je suis heureuse de vous revoir, reprend elle sur le ton où il l'avait coupée."

Un courte pause, elle reste là, interdite.

Des broussailles de sourcils blancs s'animent quand il daigne enfin se tourner, bouche cadenassée, les plis barrant son front à peine adoucis par la tendresse de son regard. Et bien évidemment il fallait qu'elle se présente devant lui blessée : un bandage de fortune accroché à la main. Quelques dizaines d'années auparavant un simple cicatrisant et c'était terminé... aujourd'hui même les pansements étaient devenus un luxe.

Qu'avait-elle inventé cette fois ? Le mois dernier c'était une conduite d'aération qui s'était effondrée sous son poids, elle observait des chauves souris. À peine rétablie le bras de son tuteur avait fait les frais d'une "démonstration de la transmission des énergies". Autour des yeux du vieil homme les broussailles se serrent, tristement exaspérées.

"Tu as des questions plein les yeux jeune fille, dit-il en tirant vers lui un fauteuil en cuir. Peut être as-tu aussi des réponses ? grince-t-il en montrant du doigt le bras coupable"

Irewiss avance timidement à sa rencontre. Elle s'abrite au creux de ses bras puissants. Il la serre un moment qui dure une éternité.

La cheminée proteste et craque mollement puis se tait. Les ombres dansent toujours mais les flammes déclinent rougeâtres cernées de bleu, transparentes. Elle saisit un fauteuil à son tour et les voilà côte à côte autour du foyer circulaire.
"Vous savez pourquoi je suis là, risque-t-elle, j'ai choisi.
— Oh je sais, je sais, j'ai déjà reçu la lettre de ton tuteur, annonce nonchalamment Rodric en secouant la main deux petites fois en direction du pupitre.
— Vous n'approuvez pas, dit-t-elle comme une évidence.
— Cela changerait-il ta décision ? demande le gouverneur.
— Non... je voulais simplement... votre soutien, marmonne sa petite fille péniblement."

Une minuscule constellation d'étincelles rouges s'élève dans le foyer puis disparaît dans un monde invisible. Sur le mur en face, les portraits de la famille Faralhan, occupent quasiment toute la largeur. Connétables, généraux, hommes de science - majestueux souvenirs d'une lignée prodigieuse - Et tout au milieu, dans un cadre abimé, sous le vernis craquelé d'une antique peinture, la cité de Lonis déploie l'albâtre de ses immuables remparts. Dans l'arrière plan les parois de métal d'immenses tours parfaitement lisses renvoient des reflets meurtriers. "Les boucliers..." pense Irewiss

"Tu as toujours mon soutien gamine, lance-t-il, l'oeil rieur.
— Même si je botte les fesses du grand benêt des Nïahs au kendo ?
— Ah c'est donc ça ? devine-t-il, baissant les yeux sur le morceau de chemise enroulé sur sa main.
— Hein ? non non, ça c'est une piqûre d'Engourdine. Vous saviez qu'on n'en trouve de plus en plus en bordure du dôme ? Elles sont..."
Le rire incrédule du vieux sage l'interrompt à nouveau "Je ne veux pas savoir ce que tu fais avec tes satanés plantes venimeuses, dit-il feignant à peine la lassitude lorsque sa main vient soutenir sa tête."

Rodric a toujours détesté les poncifs, mais à cet instant cela lui crève tellement les yeux : Irewiss est tout comme sa mère, la curiosité et l'insouciance catapultées sur deux jambes élastiques, fines et nerveuses comme la foudre. Au dessus de ses yeux une broussaille joue l'inquiétude, tandis que l'autre ne sait plus trop où naviguer entre la tristesse la nostalgie l'affection.

"Il ne m'arrivera rien, assure-t-elle, je suis en âge d'affronter l'extérieur depuis trois ans déjà.
— Oh l'âge, l'âge n'a rien à voir là dedans... J'avais la moitié du tien quand on m'a enrôlé de force pour défendre la ville contre les pillards. On pouvait encore se former à l'épreuve du feu, mais aujourd'hui, il marque un temps les yeux fixés sur le foyer essoufflé, aujourd'hui on ne sait même pas ce qui se passe réellement dehors.
 — Je cours toujours plus vite que les ennuis, dit-elle un sourire paisible en coin, sans insolence, plutôt comme une douce certitude ; comme s'il fallait apaiser non pas seulement son grand père, mais aussi gagner la confiance de tous les regards silencieux qui la fixaient solennellement depuis le mur en face. Ils ont besoin de plus d'effectifs et je peux aider dans n'importe quel régiment.
— Qui essayes-tu de convaincre Irewiss ? Pas moi j'espère ? J'ai déjà été voir les officiers du contingent d'exploration, leur décision était déjà prise, mais je voulais m'assurer que tu serais entre de bonnes mains.
— Vous avez... quoi !?
— Tu feras partie du septième groupe, tu pars la semaine prochaine, annonce-t-il satisfait."

Elle sursaute légèrement dans une inspiration de surprise comme si elle avait oublié que demain, ça y est, c'était son anniversaire.

"Mais je n'ai pas encore... les dernières épreuves ? Et le passage en revue... balbutie-t-elle.
— Comme tu l'as déjà deviné le temps commence à manquer, nous avons des difficultés pour maintenir ne serait-ce qu'un éclairage décent depuis plusieurs mois, soupire Rodric. Que ce soit bien clair, ce poste t'a été attribué parce que tu le mérites, je n'ai même pas pas été présent lors des sélections."

Il détourne légèrement le regard et Irewiss sent que, quoi qu'il ait bien pu arriver pour que son grand père s'absente du conseil, même temporairement, la gravité de la situation est telle qu'il ne veut pas évoquer le sujet. Elle sent la question lui brûler le bout des doigts mais ses mains se referment sur l'accoudoir en cuir rassurant - peut être une prochaine fois.

Une barbe longue, élégante, glorieusement allongée sur son torse, des broussailles de sourcils blancs, un front qui s'avance jusqu'au milieu d'un crâne couronné d'une crinière neigeuse. Rodric est à l'hiver de ses jours, mais un hiver vivace, dont on sent qu'il peut encore mordre avec le froid de l'acier.


samedi 28 mars 2015

ATRIA


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Irewiss lance un coup d'oeil par dessus son épaule. Tout autour d'elle est blanc et légèrement irisé de bleu. Neige et cristal mêlés.

Cours, ne t'arrêtes pas !

Elle trébuche sur un énorme morceau de cristal, se rattrape de justesse, poursuit sa course et accélère, du sang dans la bouche, des cendres sur les mains. Et le ciel se tasse par endroits. Dans quelques secondes elle sera à bout de souffle et les choses vont grandement se compliquer. Ça se déplace beaucoup trop vite. Elle sait qu'elle n'a pas la moindre chance de le distancer. Quelques secondes et ce qui se trouve là bas... Comment s'appelle ce truc déjà ? 

Plus vite ! 

Sa tête n'en finit plus de virer ; gauche, droite, les yeux écarquillés. Aucun abri. Devant elle la plaine indifférente n'offre qu'un spectacle figé, froid et lisse. Elle a mit suffisamment de distance entre elle et le carnage pour que les congères repoussent au delà de l'horizon ce qui arrive lancé à sa poursuite comme un train à pleine vitesse. Un dernier regard derrière elle, vers le site d'excavation en flammes : pas de retour possible. Sur sa main gauche le sang file un battement après l'autre. Ses doigts se serrent péniblement sur le petit mécanisme convexe lové dans sa paume. Comment fuir ?

Allez, ALLEZ BON SANG ! Réfléchis !

Elle traverse la zone d'ancrage. Ici le cristal se fait plus dense, la végétation plus fournie a été entièrement couverte, ou plutôt changée. Impossible de ralentir, elle fait de son mieux pour prendre appui sur chaque parcelle de neige durcie. Ne pas glisser. Surtout ne pas perdre l'équilibre. Ses crampons raclent en chœur dans un dénivelé traître. Son corps oscille pitoyablement et l'image de sa propre chute dans une position ridicule lui arrache un sourire fou. Elle rit presque au milieu des souffles rauques. C'est là qu'elle entend la première explosion sourde, celle de l'air qui s'engouffre dans le vide d'un corps qui disparait. Un long fourmillement de révulsion caresse ses jambes et son dos, court sur son ventre et plante dans sa poitrine des dents voraces. Un passeur, c'est ça.

Des larmes viennent maintenant. Mourir finalement ce n'est pas effrayant, c'est énervant. C'est décevant. Lorsque l'antichambre est là autour de vous, les émotions superflues s'évanouissent. Ne reste que la joie d'être en vie, et la rage chevillée au cœur de la perdre. Le ciel se serre d'avantage et craque quelque part ailleurs, loin au delà du cercle de la zone vitrifiée...

Ces maudites zones d'ancrage infestent le pays, viennent et repartent comme des orages d'été. Si on se trouve dans leur emprise quand elles apparaissent...

...maintenant qu'elle y repense ce bloc de cristal ressemblait fortement au torse d'un homme.

Elle pense soudain à ses amis, ses parents... Que vont-ils faire sans elle ? Ils ne survivront jamais seuls. Et si jamais le passeur remontait ses traces jusqu'au campement ? Ils seraient tous morts ce soir... Elle ne peut pas laisser ça arriver.

Elle évalue en un instant la distance qui la sépare du centre de la zone circulaire. Elle n'est pas tellement loin de l'ancre, l'énorme sphère miroitante qui siège au milieu. Elle tient un début d'idée. Une idée tellement dingue qu'elle ne sait pas vraiment si la panique ne lui a pas simplement grillé le cerveau.

On ne s'approche pas de l'ancre.

A moins bien sûr d'être suicidaire mais... même avec un Shanti, on ne s'approche pas de l'ancre. Jamais. Elle change donc la direction de sa course et s'y dirige tout droit.


Une seconde explosion beaucoup plus proche se fait entendre, elle estime que le passeur est en bordure de la zone d'ancrage. Peut être deux cent mètres derrière elle... à peine. Une fois qu'il jugera la distance raisonnable, il la traquera au sol. Ces choses vous terrorisent de loin et vous mettent en pièces de près, sans se fatiguer, mais ils conservent inexplicablement l'archaïsme de la chasse à court dans la phase précédant la mise à mort.

Chaque souffle est un râle hystérique, féroce et vaporeux dans l'air froid. Trop fatiguée, c'est son âme qui se fait la belle dans des volutes glacées. Elle se demande combien de buée il lui reste à expirer avant que tout s'arrête.

Non... non NON ! COURS ! ALLEZ BORDEL !

Encore une explosion. Il est là. L'ombre immense et longiligne de ses bras s'allonge vers elle. Mauvais calcul. Avec ce dernier saut il s'est déplacé bien plus près d'elle qu'ils ne le font habituellement. La terreur contrôle maintenant ses jambes, elle s'effondre et son élan l'entraîne, à genoux, sur quelques centimètres. Entre les larmes elle perçoit  la sphère brillante et parfaite de l'ancre. Si proche, si loin. C'est fini.

A moins que...

Avec un hurlement dément elle se retourne et active son Shanti. Le bouclier se forme devant elle et les griffes gigantesques du passeur rebondissent sur le plasma. Trop sûr de lui, certain d'avoir déjà capturé sa proie, il n'a pas mis toute sa force dans ce coup. L'onde de choc générée la projette en l'air et lui coupe le souffle. Quarante mètres plus loin l'atterrissage est violent mais le bouclier tient bon et absorbe une partie du choc.

DEBOUT !

Comme un pantin désarticulé elle roule et dégringole le long d'une pente légère. Un arbre cristallisé se brise et forme un nuage d'éclats élégants autour d'elle.

DEBOUT ! LÈVE TOI ! LES FARALHAN MEURENT DEBOUT !

Elle parvient à freiner sa chute vaguement, ses crampons entonnent une note aiguë sur le cristal et à peine a-t-elle commencé à se redresser que l'ombre est déjà sur elle. Au travers de la brume nébuleuse elle distingue à peine le corps immense, informe. Des miroirs éteints la fixent. Le reflet argenté des yeux du changeur de monde, le passeur des âmes. Le bras gigantesque couvert d'un cuir grisâtre et glabre s'élève à nouveau et claque comme un fouet. 

A nouveau trop confiant, le passeur n'a pas remarqué... L'ancre se trouve à présent juste derrière Irewiss. A dix mètres à peine.